Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
L'abbaye de Thélème
20 janvier 2008

Quiche aux poireaux allégée

La cuisine de Jouvence

On avait tout interdit à mon grand-père. Le beurre, la margarine, l'huile de tournesol, la charcuterie, la viande rouge plus d'une fois par semaine, le fromage, les pâtisseries, les friandises, la brioche, tout. Un an à peine après le décès de ma grand-mère, le coeur de mon grand-père ne fonctionnait plus bien. Depuis qu'elle n'était plus là pour composer les menus, les palpitations de son musle cardiaque lui étaient devenues indifférentes. Déjà qu'il se retrouvait tout seul, il n'allait pas, en plus, se priver des derniers plaisirs qui lui restaient dans la vie. Aussi se sutentait-il des produits interdits, avec la rage de vivre des condamnés à mort.

Un dimanche midi, alors qu'il était invité à déjeuner chez mes parents, ma mère annonça d'une voix un peu étriquée : " Tu sais, je suis enceinte. C'est pour novembre... " Mon grand-père avala sa bouchée de poisson à l'étuvée, la regarda et déclara : " Ca alors ! " Mes parents échangèrent un regard en coin. Ils savaient qu'il n'était pas très expansif. On n'en parla plus jusqu'au café. " Tu veux le sentir ? Il bouge. " Mon grand-père posa sa main un peu desséchée par les ans sur le ventre légèrement bombé et sentit quelques coups désordonnés. " Ca alors ! " souffla-t-il en secouant la tête.

Les secousses des coups étaient remontées le long de son bras, pour se diffuser quelque part, derrière son thorax, dans la région du coeur, qui palpita avec un peu plus de vivacité. De l'autre côté de cette paroi ventrale, quelqu'un cherchait à entrer en communication avec lui. Et ce quelqu'un, c'était son petit fils. De retour dans sa cuisine, il prit un grand sac et jeta tout à la poubelle : les petits gâteaux à la nougatine et aux éclats de noisettes caramélisées, les barres chocolatées, les chips, le cassoulet en boite, le camembert au lait cru, le saucisson, le beurre demi-sel, le gruyère râpé, les pizzas surgelées, et même un vieux bac de crème glacée aux noix de pécan à moitié givré. Il se promit d'être là, dans quelques mois, pour le rendez-vous qui lui avait été donné. Et pour cela, il ne fallait plus acheter que ce qui était écrit sur la liste du médecin, celle qu'il avait remisée au fond d'un tiroir.

Un vendredi matin, vers onze heures et demi, alors que mon grand-père sirotait au comptoir le ballon de rouge quotidien que la liste lui autorisait, son vieil ami Gaston lui tapa sur l'épaule. " Eh alors, vieux, ques'tu d'viens ? T'as l'air tout pâle ! Tu manges un morceau avant de rentrer ? " Mon grand-père haussa les sourcils et soupira. Ici, il n'avait droit à rien. Même la quiche aux poireaux, c'était trop gras pour lui et il commençait à en avoir marre de se nourrir comme un lapin. " Si ça continue, j'vais bientôt plus êt' bon qu'à êt' hâché dans une boullie du p'tiot ! " Gaston avait bien envie de se marrer devant son air dépité de vieux renard végétarien, mais il savait que c'était pas le moment. " Moi aussi, ils m'ont tout sucré. Avec mon diabète, j'ai plus droit à rien. Mais ma femme, je sais pas coment elle fait, elle remplace ce que j'ai pas droit par aut' chose, moi, je mange pareil qu'avant et le médecin, il y voit que du feu. " Mon grand-père regarda ailleurs. Sa femme ! Bien sûr, lui, il avait une femme !  " T'as qu'à v'nir demain, c'est l'jour de la quiche. J'lui dirai d't'en faire une aux poireaux, puisque t'as l'air d'aimer ça ! "

Mon grand-père n'avait pas trop le coeur à regarder son copain roucouler. Mais il était quand même intrigué par les secrets d'alchimiste de sa femme. " Allons voir, comment elle s'y prend, cette vieille sorcière ! " Et c'est vrai que sa tarte aux poireaux était plutôt fameuse. Un bon goût de pâte brisée maison et le fondant d'une bonne préparation aux oeufs. Tout ça sans se faire engueuler par le médecin, chapeau ! Au café, il craqua. Il lui demanda de lui expliquer ses secrets. " C'est facile, je me suis fait une liste d'aliments pour remplacer ceux qui sont interdits. Après je m'arrange avec les conseils de mon magazine de santé. Tu vois, par exemple, la pâte brisée du supermarché, il a pas droit. Trop de beurre, et encore, si c'est du vrai beurre qu'y mettent là-dedans... Alors, j'ai un peu changé la recette. Je prends 150 grammes de farine et 50 grammes de flocons d'avoine, avec trois cuillères à soupe d'huile d'olive et un peu de sel. Puis j'ajoute de l'eau petit à petit pour obtenir ma boule de pâte et je la laisse tranquille. La semaine avant la visite chez le médecin, je mets même de la farine bio, pour me donner bonne conscience ! Pour la préparation de la quiche, je mélange quatre oeufs avec 20 décilitres de lait de soja. Il paraît que c'est moins gras, fallait y penser ! Une fois bien salé, bien poivré , ça a presque le même goût. Pour les poireaux et les oignons, ça j'en mets plein. Ils disent que c'est bon, dans mon magazine. Je fais comme pour une tarte normale. Je lave les poireaux, je jette les feuilles abîmées et je coupe le reste en tronçons. Je pèle les oignons et je les coupe en tranches. Un peu d'huile d'olive au fond de la poële et je les fais cuire. Sel, poivre, un peu de noix de muscade. Quand ils sont bien tendres, je coupe le feu. Je mets mon four à 180°C. J'étale la pâte avec un rouleau. Surtout, tu mets une pincée de farine sur la table avant. Sinon, ça colle. Je pose la pâte au fond d'un moule. J'étale les poireaux et les oignons par-dessus et puis je verse le mélange d'oeufs et de lait de soja. Quand Gaston a été félicité par son médecin, je lui râpe même un peu de gruyère dessus. Je laisse cuire une bonne demi-heure et je sers avec une petite salade. Si tu l'aimes, tu peux te mettre un peu d'ail dans la sauce. Ils disent que c'est bon pour le coeur... "

Il fallut à mon grand-père quelques essais, avant de se perfectioner dans ce qu'il avait appelé sa "cuisine de jouvence". Mais depuis qu'il avait compris qu'avec une pincée de malice et quelques cuillères d'huile de coude, il serait capable d'améliorer considérablement son quotidien, mon grand-père se disait qu'il avait encore quelques belles années à partager avec son petit-fils.

Et c'est pour cela, mon enfant, qu'à chaque fois que je te prépare cette quiche aux poireaux, je revois mon grand-père la poser sur la table de nos déjeuners du mercredi, en disant avec son air goguenard : " Voilà mon p'tit ! Mange une part de tarte comme ça toutes les semaines et tu vivras vieux comme ton Papy ! "

Publicité
Commentaires
L'abbaye de Thélème
Publicité
Archives
Derniers commentaires
Publicité